Remontons aux origines de cette dénomination quasi-effrayante de « burn-out », qui signifie en français, consumé, brûlé de l’intérieur. Comment ce mot, utilisé pour nommer les toxicomanes, les junkies ravagés par la prise de drogue dure, les drogués consumés de l’intérieur, a-t-il glissé jusqu’à une population complètement différente, qui semblait même, jusqu’à récemment, protégée, hors d’atteinte, la population des soignants, des secteurs d’aide à la personne, puis des cadres en entreprise ou encore des femmes en surcharge mentale…
L’histoire des origines du mot
Freudenberger et la Free clinic (extrait du libre de Pascal Chabot, « Global Burn-out »)
Herbert J. Freudenberger, né en 1926 en Allemagne et réfugié quinze ans aux Etats-Unis, travaillait dans les années 1970 dans une Free clinic de New York où un personnel, souvent bénévole, accueillait et cherchait à aider des toxicomanes, à prévenir des overdoses et des mauvais trips d’acide. (…) Freudenberger, psychiatre et psychanalyste, raconte que de 8 heures à 18 heures, il assurait sa consultation médicale à l’hôpital, puis qu’il rejoignait la free clinic jusqu’à la fermeture à 23 heures, après quoi il animait les réunions du staff et rentrait chez lui vers 2 heures du matin. Il a suivi ce rythme pendant des mois, avec toujours la même réponse quand on lui demandait s’il ne travaillait pas trop : « Je devrais en faire beaucoup plus, il y a des centaines d’enfants qui n’ont même plus de toit. »
Et quand on lui disait qu’il était de plus en plus maigre, il répondait laconiquement : « So’s Franck Sinatra »…
Freudenberger s’est vu devenir tantôt cynique, tantôt incapable de réagir aux sollicitations des patients. Autour de lui, des personnes craquaient nerveusement, d’autres abandonnaient cette tâche bénévole qui, pourtant, leur tenait à coeur. Il avait un jour promis des vacances à sa famille. La veille du départ, il est rentré du travail à 2h du matin. Le lendemain, il fut incapable de se lever et l’avion partit sans eux. Il dormit pendant trois jours. A son réveil, il prit son magnétophone et commença à parler. C’est en écoutant les cassettes qu’il put comprendre l’altération de sa personnalité. Etonné d’entendre la mue de sa voix, il y décela de l’épuisement, de l’angoisse, de la dépression, de l’arrogance et, quand il parlait de sa famille, de la culpabilité. Ces séances d’auto-analyse furent pour lui cathartiques. Alternées avec des périodes de sommeil, elles lui permirent de reprendre pied, de comprendre ce qui s’était passé et de mettre un nom sur son malaise.
Le terme burn-out, parfois utilisé en anglais pour exprimer l’état des toxicomanes, décrit des patients vaincus par l’usage trop intense des drogues dures. Mais peu à peu, Freudenberger a déplacé son regard : l’état des soignants n’était pas sans analogie avec celui des soignés, à un point tel qu’il a fait glisser le terme de l’un à l’autre. (…)Le burn-out est une maladie du « trop », comme la toxicomanie. (…)
Un équilibre est rompu. Une activité humaine est devenue impérieuse et addictive, mettant littéralement le feu au système psycho-physique, puisque to burn, c’est d’abord « brûler. Pour Freudenberger, la métaphore de l’incendie est la plus parlante : « En tant que psychanalyste et praticien, je me suis rendu compte que les gens sont parfois victimes d’incendie, tout comme les immeubles. Sous la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources internes en viennent à se consommer comme sous l’action des flammes, ne laissant qu’un vide immense à l’intérieur, même si l’enveloppe externe semble plus ou moins intacte. » Freudenberger, Burn-out, the high cost of high achievement.
Freudenberger est bien celui qui a donné une signification cohérente en sciences humaines à la notion de burn-out. Mais il n’en est pas l’inventeur. En effet, c’est Graham Greene, l’écrivain britannique, qui publia en 1961 « A Burnt-Out Case » qui donna ses lettres de noblesse, si je peux m’exprimer ainsi, au terme « burn-out ». La signification psychologique qu’il donne à ce terme est en effet porteuse d’espoir et de renouveau. Cela correspond à une phase de métamorphose, de transformation, à un chemin initiatique. Voici les extraits du livre « Global Burn-out » qui abordent les deux définitions, méconnues, qui précèdent la notion portée par Freudenberger. L’acédie, en 1932, et surtout la vision de Graham Green en 1961.
Dictionnaire de théologie catholique datant de 1932, l’acédie.
Elle surprend, parmi les moines, les perfectionnistes de la foi aux tâches réglées et aux prières quotidiennes, qui ne reculent ordinairement pas devant un jeûne matinal supplémentaire ni devant un office plus matinal encore, mais qui, parfois, d’effondrent. L’acédie est le burn-out du moine qui affecte sa vie surnaturelle et ses relations avec Dieu, de même que le burn-out contemporain transforme la vie professionnelle et les relations avec l’entreprise. (…)Les pères du désert, Cassien, saint Jean Climaque, Isidore de Séville, saint Thomas et beaucoup d’autres l’ont étudiée en raison de sa fréquence chez les solitaires ou dans les monastères. Il faut dire que l’acédie s’emparait des meilleurs éléments et des religieux les plus fervents. Des moines qui n’ont jamais douté, qui semblaient en chemin vers la sainteté, se trouvent un jour fatigués de Dieu. Car c’est de cela qu’il s’agit : la lassitude est spirituelle. Ce sont les Notre Père qui ne passent plus, les Ave Maria qu’on oublie, les génuflexions dont on ne se relève pas et, au milieu des offices matinaux, une diabolique envie de dormir. (…)
L’esprit malin suscite le désir d’en faire toujours plus. Il incite à construire quatre ou cinq cellules, quand une ou deux suffiraient. « Le frère harassé de fatigue veut prendre du repos, mettre fin au travail. Mais l’esprit malin l’excite et l’anime. Soit de relâche. Il faut prendre le marteau… Infatigabiliter. » Bernard Forthomme. De l’acéide monastique à l’anxio-dépression. L’acédie nait d’un surtravail, ce qui est une nouvelle façon de l’apparenter à ce que Freudenberger a nommé burn-out.
Le burn-out est une nouvelle acédie. Les analogies sont frappantes. Mais la plus marquante est que les deux affections débouchent sur le même état : la perte de foi. Si l’église, en tant qu’entreprise de croyance, a tant redouté l’acédie, c’est parce qu’elle inclinait le moine à douter de l’existence de Dieu. Rien ne peut être pire. De même, le burn-out a sur l’entreprise contemporaine une effet dévastateur. Les valeurs sont remises en question. L’omniprésence du stress est perçue comme une tentative de manipulation. Le goût du travail disparaît, lui qui était le moteur de l’activité. La motivation d’érode.
Comme le moine ne parvenant plus à prier une Dieu qui ne le réconforte plus, le travailleur baisse les bras, faute parfois de reconnaissance. Il doute. Il se demande si son existence, si courte en somme, a pour vocation d’être tout entière au service d’une multinationale qui l’ignore, d’actionnaires qui le dédaignent. Il n’a plus foi en lui-même, mais il n’a surtout plus foi dans un système qui, pense-t-il, l’a méprisé. La foi en lui-même reviendra, on peut l’espérer. Mais la croyance dans le système est définitivement ébranlée. Le burn-out est toujours une remise en cause des valeurs dominantes : il génère les nouveaux athées du techno-capitalisme.
A burnt-out case Graham Greene, 1961
Querry (le héros du de Greene dans « A burnt-out case ») a été encensé comme architecte visionnaire, mais il n’est plus dupe. Il voit les failles de son talent, il sait que la vanité et l’argent furent ses mobiles, et qu’en face de ceux des bâtisseurs de Chartres qui travaillaient avec amour et foi, ses « boîtes de ciment et de verre fourrés sur les pauvres places de la ville » sont des édifices grotesques et laids. Son travail est devenu absurde. Ni la célébrité, ni les louanges ne comblent le vide. Il a l’impression d’avoir atteint le bout de son talent. Greene propose un apologue pour évoquer cette prise de conscience. Il y compare son personnage à un habile joailler qui façonne un bijou en forme d’oeuf d’Autruche : « Ce n’était qu’or et émail et, lorsqu’on l’ouvrait, on trouvait à l’intérieur un petit personnage assis à une table et sur la table un petit oeuf d’or et d’émail et lorsqu’on ouvrait cet oeuf, il y avait un petit personnage aussi à une table devant un petit oeuf… ». Dans ces gigognes où il est représenté chaque fois plus petit, se niche une révélation pour ce joailler qui est l’alter ego de Querry : il est arrivé au terme de son plaisir, à la fin de son métier. Un jour, ouvrant l’oeuf, il voit l’ennui. L’ingéniosité de son travail de bijoutier l’a épuisé. Et certes, quand la vie ressemble à une succession de poupées gigognes, quand le sens de l’existence chaque jour s’amenuise et se restreint, la lassitude menace.
Pour Querry, il en va de même avec les femmes. Il cesse d’aimer, lui, l’amateur d’amours. (…) Les suites d’amantes sont enchâssées dans le fantasme comme autant de gigognes. (… Mais un jour, cette ronde se révèle une danse vaine et lassante. Tout devient caricature de la répétition absurde, et tout s’achève dans l’ennui. C’est ce matin-là, sans doute, que Querry s’embarqua pour l’Afrique. (…)Greene n’utilise pas l’expression « burn-out » pour décrire cet homme perdu et harassé prenant l’avion vers n’importe quel ailleurs, assuré de laisser le pire derrière lui. Il est déprimé, excessivement las jusqu’au mutisme, mais il n’est pas en burn-out, contrairement à l’usage du terme.
Car le burn-out, pour Greene, désigne la phase de guérison… Les textes sont clairs : pour l’inventeur de cette métaphore, ce n’est que lorsqu’il aura été jusqu’au bout de son processus de désillusionnement et de combustion de ce qui, en lui, était faux et infecté, ce n’est que lorsqu’il aura brûlé complètement sa méprise envers lui-même, qu’il sera « burnt-out »… le burn-out est l’après de la maladie, le début du renouveau. Ceci ne laisse pas d’étonner, mais on le comprend en revenant à l’analogie avec la lèpre qui guide la construction de l’écrivain. Dans le roman, le médecin utilise ce terme courant dans les léproseries pour parler des lépreux qui ne sont plus « un foyer d’infection ». Cette atroce maladie se caractérise en effet dans ses phases virulentes par des paralysies nerveuses pouvant causer la perte des membres, la défiguration ou la mutilation. Les horribles lésions physiques sont la conséquence de ces atteintes nerveuses qui, après s’être violemment exprimées, peuvent cesser. On dut alors que le mal s’est tari, « consumé ». Le patient est un « burnt-out case ». Il a perdu, « avant de guérir (…) tout ce qui est susceptible de se « consumer » ». Dire qu’ils sont alors guéris n’est pas exact, car ils porteront toujours les stigmates de la lèpre dans leurs mutilations. Mais ils ne sont plus contagieux. Consummatum est : tout est consumé, selon l’expression latine qui est la meilleure traduction des mots anglais. (…)
Ce sont ces symptômes que Graham Green a médités et qu’il a transposés à l’état psychique et moral de son héros. Quand il arrive en Afrique, Querry est encore plein d’infections : de haine de soi, de dégoût, de lassitude, d’ambiguïté dans sa recherche du succès, de mensonge envers lui-même, et surtout de peur. (…)Son séjour dans la léproserie avec les malades, le médecin et les prêtres, aura pour effet de brûler toutes ses craintes, ses idéaux étranges et ses névroses d’homme qui a aimé le succès. Il s’y consume ; il s’y dépouille. Le « vieil homme » en lui, nourri de réussite, de vanité et d’argent, meurt, comme succombe aussi l’ancien fantasme de donner un sens à son existence à coup de mensonges, d’amour trompeur et de narcissisme puéril. C’est une catharsis, un dépouillement, une libération. (…)
Prise à l’état natif, c’est donc d’une métamorphose que le burn-out est le nom : il désigne une catharsis. L’individu entre en guerre contre les illusions, les croyances et les valeurs dominantes auxquelles il cesse d’adhérer. Il s’en dépouille. Ce therme universel a de tout temps guidé ceux qui voulaient renaître à une existence plus authentique : les philosophes, les religieux, les initiés, les êtres habités, tous ceux qui parcourent un chemin de transformation. (…)
Epuisement, perte de foi, puis, il faut l’espérer, métamorphose : le sens du burn-out dépasse dès l’origine la sphère psychologique. La lutte avec soi-même et avec un environnement frustrant débouche sur le procès d’une société.
La description du processus
« Elle (la fatigue) peut longtemps être sous-estimée et vécue comme un obstacle à l’efficacité. Son signal se perd au milieu des autres impératifs et exigences. Elle est ainsi fatigue sourde, lancinante : une omniprésente sensation de faiblesse que l’individu cherche à faire taire, comme si c’était séchoir que de laisser son corps souffler. On se dope pour masquer l’épuisement coupable, on nie le malaise indigne. (…) L’individu en vient à s’isoler toujours plus. Seul, il pense pouvoir mieux arbitrer le conflit entre une partie de lui qui demande grâce et une autre partie qui, superbe et pleine d’abnégation, réclame encore un effort, exige un sursaut d’énergie. C’est alors qu’il commence à se dédoubler. Le phénomène peut s’extérioriser de différentes façons : par le sarcasme, l’ironie, le cynisme ou le sentiment d’invulnérabilité ; chez d’autres, par la compulsion alimentaire, alcoolique ou sexuelle. (…) L’écart se creuse entre la profonde envie de repos et le désir de continuer coûte que coûte pour de supposées bonnes raisons, qu’elles soient financières, sociales ou d’estime. Et l’individu devient cet écart. La personne scindée par cet écartèlement se dépersonnalise. Elle perd le contact avec elle-même et avec ses besoins. Elle se borne au présent qu’elle segmente en succession de tâches mécaniques à réaliser. La fatigue, si longtemps refoulée, devient alors impérieuse. Plus aucune volonté ne peut l’endiguer. Elle se répand, envahit l’être tout entier, physiquement, émotionnellement et intellectuellement. C’est là que la métaphore de l’incendie prend son sens : l’individu sent en lui un vide se propager, aussi rapide qu’un feu, aussi étrange qu’une flamme. Il devient ce vide, cette terre brûlée. » Global Burn-out, Pascal Chabot
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