Quel est le rapport entre tous ces termes, ces mots, qui ne semblent rien à voir entre eux ?
Un acronyme, HPI « haut potentiel intellectuel », un animal à la robe unique et rayée, un terme « mélancolique » qui chez les grecs s’apparentait à un trouble de l’humeur, « surdoué », un mot qui nous semble extravagant, « écorché-vif » qui renvoie à une douleur physique intense…
Et pourtant, tous ces mots ont tenté, à un moment donné de notre histoire, de qualifier des personnes différentes, hors normes, au fonctionnement non commun, dans le sens « qui n’est pas celui de la majorité ».
Revenons, avec Fabrice Midal sur ce parcours du combattant (extraits de son livre « Suis-je hypersensible ? »
Ecorché vif. « Il est vrai que l’hypersensible est facilement touché par la réalité du monde extérieur : le moindre bruissement, l’événement le plus anodin peut avoir un impact considérable sur son être. (…)
Il dispose d’une qualité rare : l’hyperempathie. Le fait de détenir cette intelligence de la sensibilité, qui est la vérité de l’intelligence, le met dans un corps à corps avec le monde, dans un rapport de compréhension singulier de ce qu’il représente.
L’hyper sensible a la chance d’être écorché, de ne pas vivre dans sa bulle et de s’ouvrir à des relations constructives et vivifiantes. Il a la chance de tout « voir » et c’est ce qui lui donne la capacité de comprendre, la force de se révolter, l’énergie de dénoncer les injustices, mais aussi de trouver d’autres voies là où les autres ne voient que le seul chemin principal. »
Au début du XXème siècle, l’hypersensible était appelé « nerveux » – celui ou celle qui a les nerfs à fleur de peau. Bergson a contribué à populariser cette expression. (…)
Le nerveux « bergsonien » n’est pas éloigné de l’écorché vif contemporain qui, grâce à sa sensibilité, a la faculté de voir, de comprendre, de mettre en rapport ce qui échappera aux autres, les moins sensibles. Il est aussi le nerveux merveilleusement raconté par Proust dans ce qui reste l’une des plus belles phrases sur l’hypersensibilité : « Supportez d’être appelée nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’oeuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit, et surtout ce qu’eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu’elles on coûté à ceux qui les inventèrent d’insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d’urticaires, d’asthmes, d’épilepsies, d’une angoisse de mourir qui est pire que tout cela. »
« Bien avant d’être appelés « nerveux », et jusqu’au XVIIIième siècle, les hypersensibles furent nommés « mélancoliques ». Ce mot n’est évidemment pas à prendre dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui où nous l’associons à la tristesse, à la déprime, voire à la dépression. Il était entendu en référence à la théorie grecque des quatre humeurs qui a été à la base de la médecine antique, chaque humeur ayant ses propres maladies et ses thérapies associées.
Selon cette théorie, le mélancolique est sous l’influence de la bile noire qu’il sécrète en excès. Il est sensible et émotif, parfois extrêmement susceptible, à la fois minutieux et compatissant, à certains moments inhibé, à d’autres faisant montre d’une extrême excitation. (…)
Aristote était fasciné par les mélancoliques (…) qui sont, dit-il, dotés d’une intuition géniale, à la fois vifs, rapides et imaginatifs. Il décrit par ailleurs leur manière d’être sur le qui-vive, leur inquiétude qui les force à penser davantage, à créer davantage, à être héroïques et à changer le monde. (…)
C’est parmi les mélancoliques, affirme encore Aristote, que se recrutent les grands de ce monde, « les hommes qui se sont illustrés dans la philosophie, la politique, les arts » : eux seuls possèdent une puissance qui les travaille, les grandit, les inspire, les pousse à aller à l’aventure. Il cite Hercule, Ajax, Lysandre, Empédocle, Platon, Socrate et « beaucoup de personnages célèbres », insiste Aristote.
Et puis, au chapitre 15, Fabrice Midal revient sur les notions récentes de surdoué, haut potentiel « et si c’était une autre manière d’appeler les hypersensible ? »
Il introduit la notion de QI (quotient intellectuel).
« A la fin des années 1940, le neuropsychiatre Julian de Ajuriaguerra est le premier à parler de « surdoués » pour qualifier les individus ayant un QI très supérieur à la moyenne – plus de 130. (…)
Dans les années 1980, « précoce » a pris le relais de « surdoué » laissant imaginer que certains enfants sont en avance sur les autres. (…). En France, le ministère de l’Éducation nationale oscille entre ce terme et celui de haut potentiel, tout en admettant que les auteurs scientifiques ne s’accordent pas toujours sur les critères du diagnostic. (…) De plus, elles constatent que ce état, quel que soit le nom qu’on lui donne, est souvent associé à … des troubles : de l’apprentissage, de l’attention, voire à une dyslexie, ou à une dyspraxie. Ce qui écorne, avouons-le, le stéréotype du petit génie.
De plus en plus d’experts commencent à reconnaître qu’aucun de ces mots ne paraît adéquat pour désigner la réalité d’individus qui ne sont ni en avance ni en retard, qui ne compte pas d’ailleurs parmi les élèves les plus brillants, mais qui sont effectivement porteurs d’une singularité. Leur fonctionnement intellectuel n’entre dans aucune case, il dénote surtout une manière d’être au monde très spécifique. Très hypersensible. (…)
Ils sont une énigme pour leur entourage, mais également pour eux-mêmes. Ils se savent différents des autres enfants et s’en sentent coupables, ils dissimulent parfois très tôt cette différence sous un faux-self qui ne fait que compliquer leurs problèmes. (…)
Aujourd’hui, on en sait plus sur cette intelligence atypique et sur ce mode de pensée singulier, appelé « en arborescence » par opposition au mode de pensée linéaire avec sa logique plus claire, plus normative, plus évidente. (…)
Ce n’est pas leur seule intelligence qui est singulière, mais toute leur manière d’être, avec des antennes partout déployées. Ces enfants, plus tard les adultes qu’ils deviendront, cessent d’être une énigme pour les autres et pour eux-mêmes quand on comprend ce qui est au cœur de leur singularité : l’hypersensibilité. Pour eux, son acceptation marque un reversement inouï, la possibilité de repenser la manière de conduire leur vie. »